ASSOCIATION DES AMIS DE MAURICE BLONDEL

Table-ronde Du contrat social à l’alliance

Samedi 16 septembre 2017 – Maison diocésaine d’Aix-en-Provence

Je voudrais tout d’abord exprimer ma reconnaissance à l’Association des Amis de Maurice Blondel pour l’organisation de cet événement du collège régional de l’Académie Catholique de France. Une erreur d’agenda m’oblige à abuser de la bonté de sa Présidente, Marie-Jeanne Coutagne, qui me prêtera donc sa voix pour ce débat corps absent. Je vous présente en tout cas, et notamment à Jean-Noël Dumont, toutes mes excuses pour ce regrettable contretemps.

Je le regrette d’autant plus que le sujet qui nous est proposé constitue, à mon sens, une (si ce n’est LA) question essentielle de notre société actuelle. Ce n’est un secret pour personne : les fondements et le ciment de la société semblent lézardés en bien des endroits. Est-ce un fait entièrement nouveau ? Probablement pas. Mais il faut toutefois reconnaître que les récentes évolutions repérables en France, comme dans d’autres pays occidentaux, ainsi que le contexte mondial obligent à poser le diagnostic de manière renouvelée. Pour le dire plus directement, la cohésion nationale, le vivre-ensemble paraissent menacés. Le terme même de vivre-ensemble (assez violent d’un point de vue linguistique, d’ailleurs) apparaît à la fois comme une vraie question et comme un talisman. Talisman car il est brandi et ressassé à tout propos et hors de propos comme si sa simple prononciation devait avoir l’efficacité de la Parole divine et créer ce qu’il prétend désigner. C’est précisément l’usage que me semble en faire ceux qui ne veulent pas le voir comme une vraie question. Car il s’agit d’une vraie question, posée par un constat d’une simplicité terrifiante : il y a des gens qui ne veulent pas vivre « ensemble », avec vous et moi. Cette volonté peut être clairement déclarée : cela reste rare et il est encore plus rare que cela soit réellement vécu. Mais elle peut être voilée ou même inconsciente : elle conduit alors à la constitution d’existences qui se dérobent où la vie sociale est vue comme une contrainte voire un danger. Elle peut certes présenter certains avantages : on est toujours plus forts et plus en sécurité à plusieurs. Mais elle est réputée ne représenter finalement rien d’essentiel, en-dehors précisément des avantages individuels qu’on peut en retirer. Enfin, il peut ne pas y avoir de volonté du tout et nous voyons quantité d’existences courir le risque d’être subies et jamais choisies, où tout est admis sans jamais être vraiment consenti : c’est la voie d’un conformisme qui, en suivant « le courant de l’espèce » ou du milieu, dispense de dire « je » et d’être sujet d’une véritable volonté sociale. Comment formuler un authentique principe à la vie sociale ? Pour le faire avec réalisme et espérance, il semble nécessaire de poser un constat et de revenir au cœur de l’homme.

 

POSER UN CONSTAT : HEURTS ET MALHEURS DE LA SOCIABILITÉ

Ces constats, rapidement esquissés, me semblent être le résultat d’une longue histoire occidentale. Dès lors qu’à partir du XIVe siècle, les sociétés européennes, sous le coup de boutoir d’évènements politiques, sociaux et religieux bien connus, ont commencé de perdre l’idée de leur propre fondement et que les individus se sont retrouvés de plus en plus seuls face au Ciel, face aux autres et face à eux-mêmes, la question de la sociabilité humaine est devenue angoissante et urgente. Devant certains spectacles désolants de violence et de désordres civils, pouvait-on la trouver dans une idée commune à tous et à l’égard de laquelle tous étaient redevables ? C’était difficile sinon au prix de l’annihilation des opposants (réels ou supposés), ce qui fut pourtant pratiqué à très grande échelle au siècle dernier. Pouvait-on pour autant la trouver dans l’expression spontanée de l’être humain, dont les passions, les incohérences, la sauvagerie parfois, donnaient corps à ces désordres ? Il semblait plutôt préférable de contraindre cet être désordonné à la vie sociale par tous les moyens extérieurs de pression disponibles. On reconnaît ici les grandes solutions idéologiques et politiques, certes attachées à la sauvegarde d’une certaine « civilité », mais qui ont, pour beaucoup, sombré dans les tyrannies de toutes sortes, quand ce n’était pas dans le mal radical.

Une via media, tout au moins a priori, semble désormais prévaloir avec une sorte de « contractualisme » moins formel que celui de Jean-Jacques Rousseau et qui vise à sauvegarder à la fois les droits de l’individu et la cohésion de la société dans laquelle il vit. On se souviendra ici avec profit qu’à la différence de Hobbes ou de Grotius, Rousseau entendait partir d’une vision positive de l’individu humain, doué de droits imprescriptibles dont le tout premier est la liberté. Et il entendait concilier cette vision avec les nécessités de la vie sociale. Il pose ainsi le problème : « Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux : car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre ou on ne l’était point à la lui ôter. Mais l’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant, ce droit ne vient point de la nature ; il est donc fondé sur des conventions ». D’où le fait que c’est un « contrat » formel qui fait qu’un individu délègue à la communauté politique ses droits. Cette communauté politique est donc fondée sur ce contrat et vise à l’expression de la « volonté générale » qui, bien loin d’être la somme des intérêts particuliers, représente plutôt l’intersection quasi-mathématique des volontés individuelles purgées de ces intérêts. Aujourd’hui, l’idéalisme formel de Rousseau a certes pris du plomb dans l’aile, même s’il n’a pas totalement disparu de certains esprits. Mais le contractualisme qu’il véhicule est devenu comme une sorte de « figure de conscience », notamment à la suite des drames du XXe siècle : comment garantir l’équilibre entre individu et société ? La remarquable description synthétique que Jürgen Habermas donne de la théorie du juste de John Rawls nous semble décrire assez exactement cette tendance dominante :

« La « société juste » s’en remet à chacun quant à ce qu’il souhaite « faire du temps qu’il a à vivre ». Elle garantit simplement à tous une égale liberté pour que chacun puisse développer sa propre compréhension éthique de lui-même, pour réaliser sa conception personnelle de la vie bonne en fonction de ce qu’il peut et de ce qu’il souhaite. Les projets de vie individuels, naturellement, ne se forment pas indépendamment des contextes intersubjectivement partagés. Toutefois, au sein d’une société complexe, une culture ne peut s’affirmer contre une autre culture qu’en convainquant les générations montantes, qui peuvent toujours dire non, que sa sémantique d’ouverture au monde, sa capacité à offrir des orientations pour l’action, présentent des avantages. Il ne peut pas et ne doit pas exister de protection des espèces en matière culturelle. Mais, dans un Etat de droit démocratique, il faut aussi que la majorité n’impose pas aux minorités, si tant est qu’elles s’écartent de la culture politique commune du pays, sa forme de vie culturelle comme prétendue culture de référence ».

Bref, le contrat ne comporte plus d’idéal propre à transcender l’individualité et la vie sociale ressemble fortement à une négociation commerciale, avec sa stratégie publicitaire quant aux modes de vie et avec une prudence « bienséante » pour les minorités. Habermas le remarque lui-même : on a définitivement abandonné ici l’idée que les hommes puissent se rejoindre quant à leur conception du bonheur et on cherche simplement à gérer au mieux la tension entre individu et collectivité. Cette tendance, outre qu’elle fait courir le risque mortel de ne plus chercher qu’un petit dénominateur commun qui rimera avec l’ennui général, dénonce le problème central et profond qui gît au cœur de cette histoire de la pensée politique occidentale : le principe même de la vie sociale a été arraché au cœur et à la structure même de la personne humaine. Elle n’est qu’extérieure à un individu qui ne trouve finalement en lui-même et dans son être profond rien qui pourrait ontologiquement l’y déterminer.

REVENIR AU CŒUR DE L’HOMME : BONHEUR ET RELATION

Il apparaît donc que la question politique nous oblige, avec urgence, à revenir au cœur de la question anthropologique. L’être humain, ce n’est pas un secret, est un être incomplet. Il doit se développer et ce processus devrait en rigueur de terme le mener au plein épanouissement des capacités qu’il porte de manière native. Ce plein épanouissement est ce qu’Aristote appelait précisément le bonheur. En quoi la vie sociale concerne-t-elle le bonheur ainsi formulé ? En d’autres termes, la relation aux autres est-elle constitutive de cet épanouissement ? Ou bien n’est-elle qu’accidentelle ? La réponse à cette question cruciale doit d’abord faire les comptes avec une sorte de maladie mortelle dont la Genèse se fait l’écho et qui menace sans cesse l’accès de l’être humain à lui-même et donc à son propre bonheur. Primo Levi en donne une description saisissante : « Beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette idée, consciente ou inconsciente, que « l’étranger, c’est l’ennemi ». Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les esprits, comme une infection latente ; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans lien entre eux, elle ne se fonde pas sur un système. Mais lorsque cela se produit, lorsque le dogme informulé est promu au rang de prémisse majeure d’un syllogisme, alors, au bout de la chaîne logique, il y a le Lager ; c’est-à-dire le produit d’une conception du monde poussée à ses plus extrêmes conséquences avec une cohérence rigoureuse ». Cette infection peut même toucher l’altérité par rapport à soi-même, c’est-à-dire la vision que l’on a de sa propre originalité et ce qu’elle pourrait devenir. Et cette peur pousse à un fanatisme « conservatoire » qui fige l’être humain dans le désir de ne pas s’exposer, de peur de se perdre ou de s’aliéner : il perd alors le sens de ce qu’il a d’unique à apporter au monde et aux autres, le sens de sa propre vie lui est arraché et il est mûr pour ce que Hannah Arendt appelle la « psychologie de l’homme de masse », c’est-à-dire devenir un troupeau où chacun est suffisamment désespéré de soi-même pour ne plus trouver en lui le moindre intérêt à la relation.

Mais cette infection est-elle au principe de la vie humaine ? Une simple observation permet de ne pas le penser et de considérer, pour parler comme Albert Camus, que nous commençons tous par l’accord. Aucun être humain ne peut réellement vivre et se développer sans quelqu’un d’autre qui se penche sur lui : c’est un simple constat biologique, psychologique et spirituel. La relation, bien loin de nous être accidentelle, nous est essentielle, ce qui oblige à considérer à frais nouveaux la place de l’autre dans la constitution de notre propre personne. Et c’est sans doute cela qui constitue le fond même de l’enseignement anthropologique des deux premiers chapitres de la Genèse que nous citions plus haut : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn. 1, 27). L’être humain est image du Dieu créateur, c’est-à-dire de celui qui donne d’être gratuitement. Mais le don implique une relation dont l’archétype se trouve dans l’acte créateur. L’étrange mention de la différence sexuelle au cœur même de l’acte créateur de l’être humain trouve ici sa profondeur : l’être humain n’est image de Dieu accomplie que lorsque son incomplétude individuelle se trouve réunie à celle d’un autre lui-même auquel il se donne pour lui donner d’être. Dans son individualité irréductible, l’être humain a donc quelque chose d’unique à apporter, une « natalité », pour parler comme Hannah Arendt, et qu’il est seul à pouvoir donner, par un acte libre dans lequel personne d’autre ne peut se substituer à lui. Mais cet acte suppose un autre qui l’appelle et le reçoive, sans quoi l’individu dégénère en passion conservatrice de lui-même et finit par sombrer dans une folie d’immortalité qui le mènera au néant. En ce sens, l’autre fait donc partie de mon bonheur. Il en est la condition sine qua non. Et c’est ainsi qu’on ne peut concevoir aucun individu sans « nuptialité », c’est-à-dire sans capacité à l’alliance, quelle que soit la forme qu’elle puisse prendre. Et c’est là que se situe sans aucun doute le fondement de la nécessité de la relation dans la constitution d’un authentique bonheur humain et, du même coup, la racine de toute vie sociale réelle. L’amour, puisque c’est de lui qu’il s’agit, devient dès lors le cœur même de la question sociale et politique.

CONCLUSION

On apprend aux enfants que « ma liberté finit là où commence celle de l’autre ». Pour détruire toute vie sociale et toute vie individuelle, c’est ce qu’il faut continuer à faire, si l’on me permet cette ironie. La liberté ne peut être monadique car elle ne peut s’exprimer que dans un acte : le don. Il suppose le caractère irremplaçable du « je », qui devient du même coup responsable et maître de son existence, et le caractère irremplaçable de l’autre, qui doit le recevoir et le reconnaître. C’est dans cette racine de toute relation que la vie sociale trouve son fondement et son sens. Elle apparaît comme une condition et un débouché de cette capacité de relation sans laquelle l’être humain sombre et s’efface. Et ce n’est sans doute pas un hasard si le vieil Aristote faisait de la politique la « science architectonique » de cette science de l’amitié, de l’alliance, si l’on me permet ce raccourci, qu’est l’éthique. Dans la recherche du bonheur, l’autre est-il un mur ou un passage ? Telle est la grande, telle est l’unique question politique.

 

Xavier Manzano

Institut Catholique de la Méditerranée

 

1. M. Zundel, Silence, Parole de vie, ed. Anne Sigier, Sillery, 1990, p. 175
2. Nous empruntons ces catégories de la dérobade et du conformisme à la réflexion de Karol Wojtyla sur la « désintégration de la personne ». Cf. K. Wojtyla, Personne et acte, ed. Centurion, Paris, 1983, pp. 325-328.
3. J.-J. Rousseau, Du contrat social (1762), I.
4 J. Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, ed. Gallimard, Paris, 2001, p. 11.
5 P. Levi, Si c’est un homme (trad. M. Schruoffeneger), ed. Julliard, Paris, 1987, pp. 7-8.
6 H. Arendt, Les origines du totalitarisme, ed. Gallimard, Paris, 2002, p. 624.
7 cf. Benoit XVI, lettre encyclique Caritas in veritate, n°2.